La nuit est tombée. Je regarde l'astre divin se fondre dans l'horizon en une flamboyante gerbe de feu. A l'opposé, la lune darde ses pâles rayons dans un ciel blafard. Quelques étoiles dont les noms me sont inconnus, scintillent telles des papillotes dans cet étendu de vide. Vraiment vide ?
Je m'imagine les constellations mythiques qui ont peuplé les légendes grecques : Pégaze, Andromède, Persée, Méduse ; et tant d'autres.
Las, j'oriete mon regard vers la ville et subitement, comme une vague déferlante, un raz de marée qui me submerge, un sentiment trouble naît en moi. Mes yeux se gorgent d'eau salée et une larme lacère ma joue rèche.
Je retourne alors m'asseoir dans mon lit et j'écris. Poèmes saturniens ou conte de fées moderne, tout est bon ; tout m'est bon. Ainsi mes pleurs se tarissent, et je reprends lentement goût à la vie.
Mais cette fois-ci, je ne me suis pas remis à écrire. Non, ce soir, mon désir est différent. Soudain, mon double apparaît. Il semble très intéressé par mon cas. Enfin quelqu'un qui daigne s'intéresser à moi et m'écouter. La deuxième fois dans toute ma vie.
Il me regarde attentivement, tout sourire. Puis il prend la parole, le ton grave.
- Bonsoir, Graal. Je suis ta conscience, ton côté rationnel. Je suis là pour tenter de comprendre qui tu es intérieurement. Baisse ta garde, et laisse-moi voir ; laisse-moi comprendre.
- J'ai confiance en toi, répondis-je. Demande, je te répondrais aussi sincérement que possible.
- Parfait. Commençons tout d'abord par ton surnom : Graal. Qu'en penses-tu ?
- J'aime ce surnom. Je trouve qu'il me sied plutôt bien. Il me flatte.
- Sous quelles critères ?
- Eh bien, lorsque l'on parle du Graal, c'est pour parler d'un objet mystérieux, un ciboire sacré recelant la vérité absolue. Je me souviens d'ailleurs, pendant une soirée entre amis pour fêter le nouvel an, alors que je dansais un slow avec une amie que j'ai connue le soir même, celle-ci me demanda pourquoi l'on m'appelait ainsi, d'où venait ce surnom de Graal ? Ma réponse, improvisée sous l'effet de l'alcool, fut je trouve, des plus intéressantes. Voici l'historique : en classe de seconde, mes camarades de classe m'on surnommé "GrasLulu". "Gras" pour mon physique opulent, et "Lulu", diminutif de Ludovic. Dans les mois qui suivent, GrasLulu est diminué, sans doute par trop cruel, à Graal. C'est donc pendant ce slow qu'il m'est venue une définition audacieuse : "Je suis un être - un objet ? - que tout le monde connait et sur lequel tout le monde "réfléchit", voire plus ; mais que seulement quelques privilégiés connaissent. Je suis recherché, adulé parfois, et je donne la vie éternelle lorsque l'on boit à ma lie." Maintenant, je puis ajouter ceci : "Tout objet unique, prisé, recherché, entraîne inévitablement, lors de sa découverte, un profond sentiment de mécontentement, de frustration."
"Mais le Graal est devenu, je pense, de manière plus spirituelle, l'objet de la quête intime de tout être humain, une sorte d'absolu - intellectuel ou non, qu'importe ! - intrinsèque et personnel à un homme pris dans son unicité.
"Le Graal a aussi une connotation religieuse ambiguë : il est non seulement un symbole chrétien pour avoir recueillit du Christ après que celui-ci s'en soit servi dans la Cène ; mais également une représentation païenne des dieux de l'Antiquité et de leurs fêtes orgiaques. Ce presque paradoxe définit honnêtement ma propre personnalité : sérieux et attentif, amical mais triste, taciturne, sobre et strict. Autant d'adjectifs qui ne sont en réalité que le masque d'un tempérament de feu où bout mes délires démoniaques et souvent malsains ; toujours démesurés, incontrôlables, irrationnels.
- Dis-moi, ce surnom t'était prédestiné ? dit-il faussement impréssionné.
J'acquiesce en opinant du chef.
- Que représente l'adolescence pour toi ? me demande-t-il.
- L'adolescence a été pour moi une véritable descente aux enfers, répondis-je. J'en ai tiré un pied monumental, mais bien sûr, a médaille avait un revers, et pas des moindres : la haine, le dégoût, le désespoir.
- A ce point-là ?
- Malheureusement oui. C'est de la maturation de ces sentiments dont je tire cette envie - que dis-je ? - ce besoin d'écrire. J'étale sur papier le fiel qui découle de ma souffrance.
Mon double frissonna.
- C'est cela, oui, commente-t-il. Justement, abordons ce sujet : l'écriture. Depuis à peu près deux ans, tu t'es mis à écrire. Peux-tu m'en parler un peu plus en détails ?
- Certes. Eh bien, en fait, au départ, c'était le besoin de raconter des histoires, re rêver qui conditionna mes écrits ; et encourager par mon prof de Français de seconde (merci M. Pierson d'avoir éveillé en moi cette verve saignante), je m'y suis attelé.
"Rôliste depuis plusieurs années, j'ai ressenti une certaine frustration dans le domaine du jeu en lui-même. J'avais besoin d'autre chose, je sentais qu'une pulsion mûrissait en moi, dans mes entrailles ; jusqu'au moment où cette force inconnue explosa mon coeur, mon âme, s'échappant de tous les pores de ma peau. Le moment était venu : armé de ma plume, je laissais cette pulsion, cette force canaliser mon imagination, l'exciter, la titiller. Sans comprendre véritablement ce qui se passait, je noirci le papier de ma sève lyrique encore balbutiante.
- Mais il y a autre chose en toi que du lyrisme, n'est-ce pas ?
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Eh bien, comme tu l'as expliqué tout à l'heure, ton adolescence t'a tourmenté intellectuellement. Et c'est un tout autre style d'écriture qui mua en moi.
- C'est vrai. J'ai commencé par écrire des chansons pour des amis qui formaient un groupe de rock à tendance "génération Nirvana". J'ai été très inspiré. C'est ainsi que j'ai compris pourquoi et qu'est-ce que je devais écrire. C'était devenu une sorte de drogue, un besoin vital. Les mots sont parfois plus forts que les actes. En tout cas, c'est ma manière à moi de lutter, de me battre, de survivre, d'oublier mes problèmes existentiels peut-être plus pesants que certains adolescents ; "exister, merde !" L'écriture est pour moi un exutoire à mes pulsions suicidaires. J'admire les malades qui luttent pour vivre normalement, les exclus qui se battent pour être reconnus. Ils possèdent un courage que je n'ai pas. Je ne suis qu'un ignoble lâche, un pleutre insipide ; un dépressif en sursis.
- Tu as une bien piètre opinion de toi-même. Tes idées sont si noires.
- Bon, ça suffit, j'en ai marre de parler de moi. J'ai envie de me saouler à en être malade !
Mon double, effrayé, s'évanouit dans l'air, et je m'enfuis voir mes amis pour faire la fête, m'éclater, me bourrer, plonger dans le seul lieu où je me sens bien.
Ô, chienne de vie !