Retraites : Pourquoi je descends aujourd'hui dans la rue.

Quelque chose s'est perdu. Quelque chose d'important. La réponse pourtant évidente pendant si longtemps à une simple question : pourquoi travaille-t-on ? Que les élites, les décideurs, pour la plupart privilégiés par leur position, effectuant un travail qui leur apporte bien plus de satisfaction, financière, sociale, symbolique, que de désagréments, l'aient oublié, ça n'est ni étonnant, ni tragique. Mais que les citoyens, électeurs, que la population l'ait oublié, c'est là une chose bien plus grave.

Se battre oui. Mais pour les bonnes raisons. Pour ce qui ne devrait jamais cesser de nous guider, pour une vision concrète, un but objectif et atteignable qui est le bien-être collectif et global. Ceci, cette évidence, mes contemporains l'ont oublié.

Le travail est un mal pour l'heure nécessaire qui permet à l'Homme d'assurer sa sécurité (un toit) et sa subsistance (de la nourriture). Et c'est tout. Rien de plus, rien de moins. Toute action de l'esprit des Hommes, en particulier dans le domaine technologique, a longtemps été guidée par le souhait de se débarrasser du travail. Nous travaillons pour ne plus travailler. Nous travaillons pour que nos enfants travaillent moins. Et chaque siècle a apporté ses innovations qui ont permis aux Hommes de s'affranchir toujours plus des tâches nécessaires à leur survie. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Car nous avons oublié pourquoi nous travaillons.

Nous ne travaillons pas pour gagner de l'argent. Nous ne travaillons pas pour acheter. Un téléviseur HD, une voiture plus puissante, un sac à main plus brillant, une maison plus grande. Nous travaillons pour obtenir le minimum dont nous avons besoin pour vivre. Et depuis plusieurs décennies, ce minimum a atteint des proportions insensées. Il semblerait qu'aujourd'hui, on ne puisse pas vivre sans téléphone portable ? Vraiment ? Si on écoute le discours publicitaire ambiant, on ne peut plus vivre aujourd'hui sans posséder une somme considérable d'objets qui n'ont plus rien à voir avec ce qui assure notre survie. Alors nous travaillons pour obtenir ces objets. Pas pour manger. Pas pour avoir un toit. Pour obtenir ces objets dont l'absence nous frustre. Avoir besoin de plus implique de travailler plus. C'est cette équation qui est en train de corrompre nos idéaux et tout ce pour quoi les Hommes ont toujours œuvré.

Aujourd'hui, nous allons descendre dans la rue pour nous battre pour nos retraites. Autrement dit, nous allons dire, par le biais de la rue, que nous souhaitons travailler moins longtemps. Ou plus exactement, que nous ne souhaitons pas travailler plus longtemps. Mais qu'est-ce que ce souhait implique ? Que nous acceptons par la même de désirer moins tous ces objets qu'on nous présente comme indispensables ? Si c'est le cas, la révolte est justifiée, et mérite d'aboutir. Si c'est le cas, alors nous sommes en position de force, armés d'une vision contre des gouvernants incapables de nous exposer autre chose que des additions d'épicier. Car quoi d'autre que des comptes d'apothicaires ? Vous êtes plus nombreux DONC vous devez travailler plus ou plus longtemps ? Comment un homme politique, un représentant du peuple, élu par le peuple pour servir ses intérêts, peut-il à ce point mépriser sa tâche et proposer à ses administrés une vision aussi courte, une réflexion aussi fade, un projet aussi rachitique ? Comment accepter ces raisonnements réducteurs qui passent sous silence un pan aussi considérable de l'organisation injuste du monde actuel ?

Alors on nous parle de pragmatisme, et on reproche aux réflexions que je viens de faire une inconscience de l'urgence de notre situation. Mais ce que j'expose ici est le contraire de l'inconscience, celle-là même qui pousse nos dirigeants à contrer un problème par l'amplification de la cause-même de ce problème. En termes plus concrets, on nous demande de travailler plus afin de faire perdurer une organisation économique du monde toute entière tournée vers l'injustice et l'immoralité. On nous demande de travailler plus pour que chacun d'entre nous et pour que nos enfants puissent profiter à leur tour du gaspillage des ressources et des énergies dont nos parents et nos grands-parents ont profité. Comment peut-on accepter ça ? Comment peut-on descendre dans la rue avec ce type d'arguments qui ne font que servir la philosophie-même des dirigeants que nous sommes censés combattre ? Comment peut-on réclamer plus de "pouvoir d'achat" ? Plus de pouvoir d'acheter ? D'acheter quoi ? Alors que nous serions bien plus légitimes de réclamer simplement ce qu'il nous faut pour vivre, dans un monde où des millions de personnes sont privés de ces simples besoins fondamentaux que sont la nourriture et le toit ?

Et qu'on ne se méprenne pas. Je ne prône en aucun cas le retour à l'âge de pierre, comme il est si facile de le prétendre face aux arguments que j'expose. Les ressources et la technologie dont nous disposons sont pour l'heure encore parfaitement suffisantes à assurer le bien-être des quelques milliards d'habitants qui vivent sur cette planète. Nous pouvons fournir l'eau courante, l'électricité, et même les moyens de communication modernes à tous nos contemporains pour peu que nous mettions de côté l'idée nauséabonde et criminelle que la valeur d'un homme est déterminée par la somme de biens qu'il possède. Avoir cette vision, et la défendre, c'est ça que j'appelle "faire de la politique". Et résumer l'action d'un gouvernement à la mortifère multiplication qu'on nous répète jusqu'à l'écœurement, jusqu'à ce que la population finisse même par penser qu'elle est "acceptable", comme l'indiquent plusieurs récentes enquêtes d'opinion, ceci est indigne de la politique.

Il y a bel et bien urgence. Mais pas urgence financière ou économique. Il y a urgence à refaire de la politique, cette politique qui fondamentalement s'oppose à toute logique économique. On ne gère pas un pays avec une calculatrice mais avec un livre de philosophie. Si le Front Populaire instaure les congés payés, ça n'est pas parce qu'il juge que la situation économique le permet. Si François Mitterrand abolit la peine de mort, ça n'est pas parce qu'il juge qu'il y a suffisamment de places dans les prisons pour accueillir les condamnés à perpétuité. Ces décisions, parmi tant d'autres qui nous ont menés là où nous sommes aujourd'hui, n'ont pas été guidées par une urgence économique, mais par une urgence sociale et donc philosophique, parce qu'il était nécessaire pour ces dirigeants que nous soyons un peu plus des hommes et un peu moins des animaux.

C'est ce message que nous devons claironner aux oreilles de nos élus, par tous les moyens à notre disposition, dans la rue, dans les journaux, sur le web. Car baignant tous, sans exception, dans des milieux financiers obéissant à des règles contre-humaines (contre l'Homme), aucun d'eux ne sait plus qu'on ne doit pas appliquer à un pays un mode de gestion conçu pour des entreprises esclaves de l'anarchie des marchés. L'assertion qui voudrait que notre pays, que tous les pays, soient contraints de rester "compétitifs" est un mensonge. Une entreprise craint de perdre des marchés, de voir son chiffre d'affaire chuter, sa masse salariale fondre et à terme, peut craindre la faillite qui laissera la place libre pour une autre entreprise plus compétitive. Mais un pays ? Que peut craindre un pays ? La faillite ? Et alors ? La Grèce a-t-elle été rayée de la carte ? Tous ses habitants sont-ils morts ? A-t-elle été absorbée par la Bulgarie ? Les Grecs, comme d'autres peuples habitant de pays en faillite continuent de vivre, de créer, et d'espérer que leurs enfants ne commettent pas les mêmes erreurs qu'eux. Si aujourd'hui, nous descendons dans la rue avec comme seule idée en tête celle de conserver le pouvoir d'acheter, nous commettons la même erreur que nos parents et que nos grands-parents qui ont tous contribué à nous faire oublier ce pourquoi la politique a été conçue : l'organisation juste et équitable du bien-être de tous. Si aujourd'hui, nous acceptons le discours de nos dirigeants - de tous bords - qui brandissent depuis des mois devant nous l'épouvantail de la faillite, nous continuons de nous enfoncer dans une vision corrompue de la politique, nous continuons de perdre le fil de l'Histoire humaine. Si aujourd'hui, nous n'avons rien d'autre à proposer à la rue que notre crainte de finir nos jours sans être entourés de tout le superflu qu'on imagine être la clé de notre bonheur, alors mieux vaut aller travailler, car dans ce cas, le résultat sera le même. Nous aurons servi les intérêts d'un monde abstrait qui dès lors aura échappé à tout être humain et nous construirons pour nos enfants un système où chacun sera l'esclave de tous sans même plus savoir pourquoi.

Si je descends dans la rue aujourd'hui, c'est pour réclamer un monde dont le but ultime est l'absence de travail tel que nous le concevons. C'est ce seul but qui a guidé toutes les avancées bénéfiques de notre histoire sociale, lui seul qui nous a menés au degré de justice et de droit (encore bien imparfait) auquel nous sommes parvenus, et plus que tout aujourd'hui, il convient de dire avec force que nous ne l'avons pas oublié.

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